On a terminé tard hier, mais nous commençons tard aujourd'hui.
Magie du plan de travail, merci Léna.
Du coup, j'ai fait un truc de dingue : j'ai dormi 8 heures. D'une traite. Comme un bébé.
J'ai bizarrement eu envie de me remater la séquence de course poursuite de "French Connection" sur le Blu-Ray que j'ai taxé avant hier à mon pote Eric.
Sur le commentaire audio, Friedkin raconte la scène : ils ont tourné sans cascadeurs, en conditions de circulation réelle, sans doublure pour Gene Hackman. Ils se sont fait emboutir a plusieurs reprises de manière imprévue, ont roulé à contresens, brulé des feux rouges... Ils avaient juste placé, en toute illégalité un gyrophare et une sirène dans leur bagnole.
Autre temps, autre moeurs, la fougue du Nouvel Hollywood pouvait occasionner quelques sueurs froides.
En parlant de sueurs froides, j'ai reçu ce matin un email de Vincent Londez qui m'a confessé s'etre abimé une cheville lors d'une course poursuite a pieds hier. Il pense avoir une entorse, suffisamment douloureuse pour l'avoir réveillé a 5h du mat'...
La situation est délicate, mais pas horrible. Nous n'avons plus de scènes de course a tourner, Vincent doit aujourd'hui marcher quelques pas, monter dans une voiture, jouer son dialogue et ressortir du véhicule.
Si ça lui était arrivé avant hier, c'était l'arrêt de mort de tournage. Comment tourner une séquence d'action sans le personnage principal ?
En l’occurrence, l'idée c'est de soit :
- soulager sa douleur pour qu'il marche normalement
- tricher au cadre et faire marcher une doublure a sa place
J'avertis plusieurs personnes de l'équipe et la solution surgit du côté de mon ami Eric Elfassy, médecin dans la clinique duquel nous avions tourné dimanche dernier.
Il va poser une attelle à Vincent. L'attelle sera invisible à l'image.
Magie de la médecine.
Eric va faire pas mal de choses pour nous aujourd'hui, puisque c'est lui qui ramène la BMW 525d de son beau frère. Ce sera la voiture du "bad guy" de l'histoire, interprété par Frederic Quiring.
Nous avons un temps superbe (mais un poil nuageux) pour ce dernier jour de tournage, qui prend place avenue de France, à deux pas de la Bibliothèque François Mitterrand.
J'arrive a 12h45 sur le point de rendez vous, en face du MK2 Bibliothèque.
L'équipe régie, fidèle au poste est déjà là, ainsi que Léna et Emmanuel Donaint, qui interprétera le rôle du chauffeur.
Nous sommes bientôt rejoints par le reste de l'équipe. Vincent Londez nous montre sa cheville, il a un bel œuf de pigeon. Il boite bas mais m'assure qu'il peut prendre sur lui pour marcher normalement.
Nous prenons un peu de temps pour valider le cadre avec Julien, et mettons en place une répète. Le plan est beau, le vent souffle, la pluie menace, les feuilles volent au vent.
L'ambiance est décontractée depuis la fin de la grosse journee d'hier, et le timing s'en ressent. Nous commençons a shooter affreusement tard, à 14h50. Nous avons posé la bagnole dans un couloir de bus et avons dévié la circulation, sans en avoir tout à fait l'autorisation. Pourtant, les rondes de Police se succèdent et personne ne nous demande rien.
Les prises sont longues a mettre en boite. Il nous faut attendre le passage d'un train pour pouvoir démarrer le plan. Et le dimanche, les trains passent moins souvent.
Nous faisons plusieurs prises et finissons vers 15h40. Vincent a réussi à marcher sans boiter, ça passe très bien à l'image.
Pendant que la voiture est préparée par l'équipe lumière, je fais quelques répètes avec les comédiens. Le dialogue passe bien, le jeu est en place, Vincent est parfait et Fred Quiring est assez impressionnant. Il dégage une véritable puissance de jeu.
Nous revenons a la voiture qui tarde a être prête. Julien sait que le plan est important, et peaufine sa lumière. Mais l'heure tourne, et il nous faut shooter. A 17h, on lance les champs sur Vincent, qui est nickel, toujours très juste dans un personnage pourtant très difficile à saisir. Par contre, le temps n'arrête pas de changer : soleil - nuages - pluie - soleil.
A l'image, c'est l'enfer. Un coup c'est sombre et il faut éclairer un poil plus, un coup l'arrière plan est surex et il faut poser un filtre neutre sur les vitres de la voiture, un coup il faut essuyer les gouttelettes d'eau avant la prise. C'est dommage, parce qu'au jeu, c'est nickel.
A 17h40, on lance les contrechamps sur Frédéric Quiring. Sa scène bien que courte, est délicate à jouer. Il doit passer de la décontraction à l'explosion de colère en l'espace de quelques secondes. Là où bon nombre d'acteurs inexpérimentés se seraient retrouvés en rade, à "fabriquer" ou à surjouer, Fred parvient à faire quelque chose d'à la fois réaliste, juste et très intense. Lorsqu'il fixe Vincent avec un regard de colère, on a le sentiment à l'écran qu'il va littéralement le bouffer dans l'instant qui suit.
Je passe un excellent moment derrière mon combo. Nous varions les focales, le temps passe, il est 18h40, il fait nuit dans une heure, et nous avons encore un plan complexe à tourner. ça va être tendu.
Nous tournons alors les plans sur Emmanuel Donaint, qui interprète un chauffeur mutique au regard d'acier, qui passe plutôt très bien à l'image. Merci à lui d'avoir fait la route depuis Orléans pour venir tourner aujourd'hui.
A la fin du plan Emmanuel est censé se prendre une balle qui lui fait exploser la cervelle. Pour diverses raisons, j'avais en tête un plan assez "Cronenbergien", avec une giclée de matières organiques sur le pare-brise et le tableau de bord. Nous en avions parlé en amont avec David Scherer, qui m'avait proposé un système de compresseur, dans lequel il place un mélange de matières diverses, faux sang, bouts de cervelle, etc... et qu'il fait gicler sur le pare brise après l'impact.
Sauf que, emportés par notre soucis du détail dans ce plan, nous n'avions pas suffisamment discuté de choses pratiques, à savoir :
- comment nettoyer le bordel après la giclée ?
Tout d'un coup, cette question devenait évidente.
J'en parle à David, qui, dans une semi-grimace, m'explique que ça risque d'être difficile de tout nettoyer parfaitement. Il faut donc bâcher le tableau de bord, le fauteuil conducteur et le plafonnier.
Avec deux conséquences :
- on va être obligé de cadré très serré pour ne pas avoir les bâches dans le champ de la caméra, donc de perdre la dimension spectaculaire de la giclée, voire de foirer le plan.
- le temps de tout bâcher, la nuit va nous rattraper
Conclusion : on ne peut pas bâcher.
Je me retrouve donc là, au crépuscule, à devoir décider si je vais donner l'ordre de saloper une bagnole à 70 000 euros que l'on m'a gracieusement prêtée, juste pour mettre en boîte un plan qui claque.
Shit.
La mort dans l'âme, j'annule ce plan. Je préfère rester pote avec Eric...
Sur le coup, je suis extrêmement déçu. Je me dis qu'en démarrant la journée plus tôt, ou en enquillant les plans plus vite on aurait pu trouver une solution technique pour tourner ce plan (dans une autre voiture, devant un fond vert, que sais-je ?). Alors non, objectivement, ce plan ne joue pas un rôle vital dans la narration. Mais il faut bien l'avouer : aussi régressif que cela puisse paraître, réaliser ce genre de plans fait partie des raisons qui poussent à réaliser un film. Je tire un peu la tronche dans mon coin.
Du coup, on improvise un découpage différent, où Emmanuel a déjà pris la balle et est étendu contre la vitre conducteur. David Scherer et Léo Leroyer badigeonnent la vitre et le pare-brise de projections de sang, et nous filmons Emmanuel inerte à la lumière d'un HMI 2 kilowatts.
Alors que la nuit tombe (paye ton raccord lumière), nous shootons la sortie de Vincent de la voiture, puis quelques plans de lui dans la ville.
Il est fatigué et boite ostensiblement.
J'ai envie de lancer le running gag de ce tournage : "on règlera ça en post prod".
Nous bouclons vers 20h, puis célébrons la fin de la semaine en buvant quelques coups. la soirée finira tard dans la nuit.
Ayé, le marathon s'achève. Sans doute les 8 jours d'affilée les plus intenses de ma vie, et une "formidable aventure humaine". Je sais que l'expression est complètement galvaudée mais en l’occurrence, c'est celle qui décrit le mieux ce que nous avons vécu : réunir une trentaine de personnes 15 heures par jour pendant 8 jours autour d'un projet non rémunéré, et être au taquet du matin au soir, ne rien lâcher, et construire un film plan après plan, ça ressemble à essayer de pousser un paquebot à main nues.
Comme le veut l'expression consacrée : "C'était impossible. On l'a fait."
J'ai remercié hier et profite de ce blog pour remercier à nouveau chaque membre de l'équipe. Vous avez fait, nous avons fait ensemble du super boulot. Le tournage n'est pas tout à fait terminé, nous avons encore quelques séquences oniriques à tourner ce mercredi, en équipe réduite.
Le montage devrait démarrer dans la foulée.
Restez connecté, la suite arrive bientôt.
(Toutes les jolies photos de cet article sont ©
Morgane Launay. Les autres sortent de l'iPhone de bibi)